psychologue sensibilité Un samedi matin, au début de l’hiver dernier, alors que je me rendais à un marché vençois, petite ville sud de la France, j’ai aperçu une femme, elle était vraiment petite, presque transparente, assise à même le sol, les jambes recroquevillées, elle qui faisait ce que l’on appelle couramment «faire la manche ».
Suspendus entre ici et ailleurs

« Je crois que c’est ça un artiste. Je crois que c’est quelqu’un qui a son corps ici et son âme là-bas ; et qui cherche à remplir l’espace entre les deux en y jetant de la peinture, de l’encre ou même du silence. Dans ce sens, artistes nous le sommes tous, exerçant le même art de vivre avec plus ou moins de talent, je précise : avec plus ou moins d’amour. »
— Christian Bobin
Un samedi matin, au début de l’hiver dernier, alors que je me rendais à un marché de Vence — petite ville du sud de la France —, j’ai aperçu une femme. Elle était minuscule, presque transparente, assise à même le sol. Les jambes repliées sous elle, elle faisait ce que l’on appelle communément « faire la manche ».
Cependant, cette expression ne traduisait pas ce qu’elle faisait vraiment ce jour-là. Elle semblait absente, détachée du jour et de sa lumière dorée. À vrai dire, je crois qu’elle n’attendait rien. Elle avait cette force étrange : celle de ne rien espérer de précis.
Alors, presque malgré moi, je me suis inclinée. Gênée de mon impuissance, je lui ai tendu quelques viennoiseries encore tièdes — comme un geste maladroit, un lien minuscule. Honteuse, un peu, de ce presque rien.
Elle a levé les yeux. Puis, elle est revenue dans ce petit corps sans chair. D’un geste d’une extrême délicatesse, elle m’a saisi les mains, les a doucement enveloppées des siennes. Ensuite, sans un mot, elle a déposé deux baisers dans mes paumes.
Ce matin-là, elle m’a pris le cœur. En silence, elle m’a tout donné.
L’Épuisement, Christian Bobin — Éditions Folio, 2015
15 juillet 2018.