Se fondre dans l’éternité de l'instant
Mihaly Csikzentmihalyi, psychologue hongrois qui étudie le bonheur depuis plus de trente ans dans le cadre de la psychologie positive propose une définition de ce qui donne un sens à la vie, ce qui fait qu’elle vaut la peine d’être vécue, il explique qu’il existe dans certaines conditions de très grande concentration un état d’extase, la « zone » ou «flow» en anglais, qui transporte dans une autre réalité, qui gomme l’identité et où l’espace et le temps sont comme suspendus.
Comme lorsqu’un artiste crée ou qu’un athlète se livre à sa passion, tout semble couler de manière évidente comme une rivière qui suit son lit de manière claire et spontanée.
C’est une expérience si intense que l’on a l’impression de ne plus exister, le corps disparait complètement pour laisser place à quelque chose de plus grand.
Pour lui le bonheur est « une expérience optimale, état dans lequel les gens sont quand ils sont profondément engagés dans une activité pour le plaisir, quand ils se sentent heureux et sont au maximum de l’enchantement (…) C’est se servir de ce que l’on a de mieux en soi pour contribuer au bien-être des autres. »
Se servir de ce que l’on a de mieux en soi pour contribuer au bien-être des autres, je ne connais pas plus belle manière de se réaliser et d’être heureux.
Il y a une femme, chef japonaise officiant à Los Angeles, Nikki Nakayama, qui exprime de manière très juste cet état d’extase, elle dit « cuisiner est la seule chose qui me donne confiance en moi, je rentre dans un état méditatif, mon cerveau est déconnecté, tout est une question de sensations et chaque chose trouve sa place. Je ne réfléchis plus, je suis dans l’instant ».
C’est exactement ce dont parle Mihaly Csikzentmihalyi, c’est comme se fondre dans une autre réalité qui nous extrait totalement de celle que l’on connaît, on existe différemment dans une nouvelle dimension où le corps et les pensées n’existent plus tels qu’on les connaît.
Niki Nakayama évoque aussi une philosophie japonaise appelée « Kuyashii » que je trouve inspirante et dont elle a dû se servir dans son parcours.
Dans la culture asiatique, les filles ne sont pas destinées à faire de grandes carrières professionnelles, elles doivent être davantage un soutien pour les hommes qui les entourent. Ses parents voyaient donc plutôt son frère ainé comme chef d’entreprise, elle n’a donc pas bénéficier de leur soutien au départ.
Elle explique qu’elle a dû s’appuyer sur la philosophie du « Kuyashii », c’est-à-dire se servir de la négativité ressentie dans le fait d’être rabaissée par sa famille pour leur prouver qu’elle y arriverait, pour refuser de se laisser enfermer dans un rôle déjà attribué d’avance, elle a refusé d’être inférieure à qui que ce soit.
Elle s’est donc battue pour prouver a sa famille qu’elle était capable d’y arriver et que d’être une femme n’était pas un frein ou un obstacle.
Evidemment cela lui a couté de nombreux efforts, des sacrifices et de multiples remises en question mais aujourd’hui, elle est parvenue à son espace de réalisation et de liberté, cet espace personnel et sacré que l’on se doit de conquérir.
Dans son restaurant un de ses plats signature s’appelle « Shizakana » qui signifie « libérée » de la tradition », elle a su relever son défi.
Elle est parvenue à s’arracher de ses premiers repères pour créer sa propre interprétation en fonction de sa sensibilité et de ses propres émotions afin de proposer sa vision, son langage et son univers profond et fantasque. « Je peux, dans ma cuisine, enfreindre les règles et être tout que je ne suis pas dans ma vie ». Sa cuisine exprime l’autre part, la part unique et libre, de sa personnalité réelle.
Même si on ne se libère jamais complètement de ses racines, de son histoire, ce n’est d’ailleurs pas l’objectif, l’idée est de pouvoir s’en éloigner pour qu’elles deviennent ce que l’on décide d’en faire, ne plus les subir mais les faire briller en les habitant différemment, de manière consciente et choisie.
C’est alors comme une deuxième naissance, un deuxième cri nécessaire pour se dire au monde tel que l’on se sent palpiter intérieurement. C’est sans aucun doute cette expérience d’unicité et de créativité que nous sommes venus éprouver.
Mihaly Csikzentmihalyi, Vivre : la psychologie du bonheur, Editions R. Laffont, 2004.
« S’offrir la plus jolie vue sur soi,
Et encore mieux la partager,
Une joie sans limite. »
A.L.F
14 juillet 2018