J’ai toujours aimé les carnets, les petits que l’on peut aisément avoir sur soi pour prendre des notes partout et tout le temps. C’est comme un endroit sacré où l’on pose une trace, en cours de route, un émerveillement face à la nature, une citation, une réplique de film, une humeur, une émotion, une réflexion, une joie inattendue… . Ces bouts de soi deviennent de véritables baumes apaisants dans les moments de désespoir et découragement, des sources inépuisables d’inspiration pour le travail d’introspection.
Mes carnets, que je choisis toujours avec soin tant dans les couleurs, matières, formats, texture des pages, espacement entre les lignes, sont le lieu d’expression de mon état émotionnel interne et m’aide à me relier à l’essentiel avec moins de parasitages extérieurs.
Je commence en général par le même rituel, une phrase, une pensée, un échange ou un événement particulier ayant fait échos; une de mes idées favorites, que je partage souvent avec me patients, c’est que « le bonheur n’est pas un projet » (Frédéric Lenoir en parle très justement dans son « Petit traité de vie intérieure »).
Nous ne pouvons nous empêcher de nous penser au futur; en permanence, il nous faut prévoir d’être heureux et détendu pendant le week-end, pendant nos vacances ou pire encore au moment de la retraite 🙁 , nous attendons de gagner le gros lot pour réaliser nos rêves, du plus simple au plus fou, comme s’offrir une escapade en amoureux, un voyage au bout du monde ou simplement se faire plaisir ou gâter ses proches.
Cette attitude nous dessaisit de notre responsabilité sur nos propres vies comme si notre bonheur ne dépendait que de causes extérieures n’ayant rien à voir avec nous, une promesse illusoire d’être enfin libre et joyeux mais pas tout de suite, un peu plus tard! C’est une perspective, triste de résignation, où l’on se convainc que le réel bonheur n’est jamais à portée de main, comme s’il était toujours coincé entre un ailleurs et un hypothétique miracle auquel on ne croit pas vraiment (on le dit souvent « les miracles n’arrivent qu’aux autres »).
Et si on permettait au bonheur d’être cet instant de pause, un sourire partagé, un fou rire incontrôlable, un moment de complicité simple et authentique, le remerciement d’un inconnu qu’on laisse passer ou à qui l’on tient la porte, la gratitude d’être consolé par un ami sincère, la douceur d’un câlin, danser, chanter faux… enfin toutes ces occasions quotidiennes de savourer avec gourmandise et le cœur joyeux le bonheur de l’instant présent.
Le défi devient alors l’acceptation que le bonheur ne s’achète ni ne se possède, il se vit, palpite, s’éprouve à chaque instant tout en restant fragile, insaisissable et éphémère , ne s’offrant totalement qu’à celui qui prend la peine de le saisir à la volée dans le quotidien. Il est, à l’image de nos vies, nos relations, nos sentiments et nos humeurs, impermanent par définition et c’est bien ce qui le rend si précieux. Refuser sa nature et sa condition profonde c’est comme lutter contre un courant et s’épuiser d’avance.
Nous devons l’accepter tel qu’il se donne sans chercher à le contrôler, l’amadouer ou le mettre en boîte, en réserve. On le croise autant dans la douceur routinière que dans les coups d’éclats imprévus.
On comprend alors que notre vie n’est que le fidèle reflet de nos pensées, nos peurs et nos représentations, elles-mêmes nées de notre histoire familiale, notre éducation, notre culture… (conditionnement initial); à bien y regarder, nous pouvons voir, comme dans un miroir, se matérialiser ce qui nous encombre, nous « prend la tête », nous habite malgré nous. Toutes ces interférences qui se manifestent dans notre vie ne représentent en rien ce que nous désirons au fond, elles sont souvent aux antipodes de nos envies réelles et de notre nature profonde.
Avez-vous remarqué combien nous sommes capables de remettre en place tous les ingrédients nécessaires à la réussite de notre propre souffrance, à s’imposer inconsciemment de revivre des situations dramatiques, douloureuses ou complexes nous obligeant à répéter inlassablement les mêmes scénarios toxiques et destructeurs. En psychologie, on parle de blessures narcissiques lorsque nous nous inscrivons dans la répétition de schémas négatifs; par exemple, quelqu’un qui a grandi avec peu ou pas de nourritures affectives (manque ou absence d’amour des parents, non-acceptation inconditionnelle, absence réelle ou symbolique des parents, absence de référents aimants compensateurs…) ira interroger auprès de ses pairs (à la crèche, à l’école, auprès de son partenaire et des ses amis, ses collègues, son patron…) cette question de l’acceptation et de la légitimité. Il est capable de créer de manière inconsciente des situations de rejet, de désamour voire d’humiliation car cette thèse vient lui dire que tout est comme à la maison, comme ce qu’il connait. Ainsi, il valide l’expérience avec les premiers objets d’amour, ses parents, et il se met, en même temps, à jouer un rôle et à porter une lourde carapace.
C’est parfois difficile à admettre mais il nous faut l’accepter, nous nous définissons en premier lieu par rapport à nos parents pris eux-mêmes dans leurs propres encombrements et conditionnements. Notre histoire nous précède et commence, on le voit, bien avant notre naissance physique. Vous comprenez le panier de nœuds et le poids, souvent inconscient, de l’héritage familial et de ses injonctions.
Ce qui est rassurant c’est que l’on peut, par la prise de conscience, la résilience, le travail d’introspection reconquérir son estime de soi et sa liberté, se rééquilibrer, se recentrer pour sortir des souffrance d’enfance (les nôtres et celles de nos parents). Il est tout à fait possible d’en sortir sans s’encombrer de culpabilité ou de trahison; notre responsabilité est de prendre soin de soi et cela vaut pour chacun d’entre nous; celui qui ne pose pas ce choix pour lui ne peut en vouloir à celui qui chemine dans ce sens .
Être adulte ce n’est pas faire semblant de ne pas souffrir et de tout contrôler; c’est l’inverse, « grandir », c’est avoir le courage de retrouver son cœur d’enfant, libre et spontané, c’est apprendre à accepter les moments de souffrance, c’est savourer les instants de grâce et enlacer nos rêves, surtout les plus fous! Et se rappeler l’importance de nos souvenirs heureux, puissant réconfort lors de fortes secousses et d’intempéries.
Aujourd’hui, je rencontre de nombreuses personnes, de tous les âges, qui s’écoutent, tendent l’oreille, guettent les signes de leurs corps et pressentent les demandes intérieures; ils se lancent alors à la conquête de la partie oubliée, séparée avec audace et détermination.